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Saaïd Amzazi : Extraire le système éducatif national des aléas politiques
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Entretien avec Saaïd Amzazi – Ministre de l’Education nationale de la Formation professionnelle, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.
Fin connaisseur du monde éducatif dont il est issu, Saaïd Amzazi aborde dans cet entretien les principaux défis affrontés par une école nationale critiquée de toutes parts : réussite de la réforme et de l’orientation scolaire ainsi que la réhabilitation de la formation professionnelle.
Quelle place occupe l’orientation scolaire dans le dispositif de l’Education nationale ?
L’orientation est la clé de la réussite scolaire. Un mauvais choix d’orientation peut en effet ruiner le cursus scolaire d’un élève. Mais l’orientation n’est pas un processus passif : les conseillers en orientation sont bien entendu là pour accompagner l’élève dans ses choix, lui faire prendre conscience des possibilités qui s’offrent à lui, mais c’est à l’élève qu’il revient de définir ses affinités et ses objectifs. Ce dernier doit en effet choisir son orientation et non la subir, c’est pourquoi il lui sera désormais demandé d’élaborer un véritable projet personnel qui tienne compte de ses aptitudes. Dans notre système éducatif, le processus de l’orientation scolaire débute par des actions de sensibilisation de façon précoce, dès la fin du primaire et se poursuit jusqu’après le bac, avec bien entendu une étape clé en fin de collège. Notre ministère œuvre actuellement à la refonte totale de ce système en mettant en place un cadre référentiel de l’orientation scolaire et prépare la première version du portail national de l’orientation scolaire qui entrera en fonction dès la rentrée prochaine. En outre, la fonction de Professeur Principal que nous avons lancée au niveau du ministère devrait également contribuer à ce processus.
Quels sont les moyens mobilisés à l’échelle de votre ministère pour permettre aux bacheliers de mieux s’orienter ?
L’orientation post-bac est un défi de taille pour le Maroc en matière d’enseignement supérieur, car hormis les 15% d’étudiants qui rejoignent les filières à accès régulé, l’écrasante majorité de ceux-ci atterrissent, si je puis dire, « sans boussole » dans les filières à accès ouvert.
Leur choix s’effectue dès lors le plus souvent par défaut, sur des critères totalement subjectifs tels que la langue d’enseignement, le niveau de notation ou le taux de réussite. Au final, plus de 40% d’entre eux renoncent à l’université après y avoir passé 4 ans, et seuls 15% des étudiants parviennent à décrocher le diplôme de la licence dans le délai légal. C’est là une énorme déperdition de capital humain pour notre pays, qui nous oblige à revoir notre système d’accès libre à l’université en y apportant de nouvelles conditions et de nouveaux prérequis, de façon à instaurer non pas une sélection, mais une orientation active, qui prenne en compte les réelles aptitudes du bachelier et lui évite de s’engager dans la mauvaise voie.
Nous sommes en train de finaliser dans ce sens une plateforme numérique d’orientation post-bac, qui sera lancée et implémentée dès la rentrée prochaine. De cette façon, les bacheliers pourront choisir leur filière de façon plus objective, sur la base de leurs acquis et de leurs compétences, et nous pourrons limiter le risque d’abandon ou d’échec dans les premières années de licence.
Du point de vue du ministre et du professionnel de l’éducation que vous êtes, quel est le contenu de la loi-cadre sur l’enseignement ? Quelle est sa philosophie et quels sont ses objectifs?
Il faut savoir tout d’abord que notre pays, jusqu’à aujourd’hui, ne disposait pas de loi-cadre régissant le système éducatif. La loi-cadre n° 51.17 constitue donc la première loi-cadre qui sera adoptée dans l’histoire de la législation marocaine dans le domaine de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique. Ce n’est pas là une énième réforme, comme se plaisent à le prétendre certains, mais bien une inscription dans le cadre législatif marocain des principes qui présideront désormais au fonctionnement et à la gouvernance de notre système éducatif, afin que justement ces derniers soient institutionnalisés, donc pérennes, et ne soient plus soumis aux aléas liés aux changements des majorités politiques au Maroc. C’est là sans conteste une avancée majeure pour notre pays.
L’un des apports capitaux de l’application de cette loi sera déjà ce gain de 3 années de durée de scolarisation pour les Marocains, puisque la scolarité devient obligatoire de 4 à 16 ans, préscolaire inclus, avec l’impact très positif que l’on peut imaginer de ce gain sur l’enrichissement de notre capital humain. En outre, il n’est plus besoin de présenter les innombrables apports de l’enseignement préscolaire, jusqu’à présent parent pauvre de notre système éducatif, sur la réussite scolaire ultérieure des enfants, sur leurs aptitudes cognitives et sur leur épanouissement personnel, ainsi que sur la réduction du taux d’abandon scolaire. Nous avons sur ce plan un énorme retard à rattraper et nous nous y employons, de façon très assidue, puisque en 2019-2020, nous aurons inscrit 120 000 élèves supplémentaires, ajoutés aux 100 000 inscrits en 2018-2019. De même que plus de 1400 classes sont en cours de réhabilitation et près de 6000 autres en cours de création.
Par ailleurs, la formation des enseignants constitue également un véritable défi pour notre système éducatif. L’enseignant est au cœur du système et dans les pays érigés en modèles d’éducation à l’échelle mondiale, comme la Corée ou les pays nordiques, il faut faire partie de l’élite des bacheliers pour accéder aux métiers de l’enseignement. Nous avons donc élaboré une nouvelle architecture de la formation de base des enseignants, mise en place via le lancement de plusieurs filières de licence en éducation dans toutes les universités. Les futurs enseignants seront d’abord sélectionnés sur la base de leurs compétences et de leurs aptitudes, puis suivront une formation universitaire de 3 ans, complétée par une formation qualifiante de 2 ans au niveau des centres régionaux des métiers de l’éducation et la formation et des établissements scolaires.
Il m’est bien évidemment impossible d’aborder ici tous les autres chantiers prévus car ces derniers englobent tous les niveaux de l’enseignement du préscolaire au supérieur ainsi que la formation professionnelle et la recherche scientifique, mais j’en citerai tout de même quelques-uns, comme la nouvelle architecture linguistique qui prévoit notamment la généralisation de l’enseignement des matières scientifiques en français ou en anglais, l’amélioration de la gouvernance du système éducatif en renforçant la décentralisation via la délégation de plusieurs compétences aux académies régionales, la mise à niveau de la formation professionnelle et son développement via la création d’une nouvelle génération de centres, ou encore la réforme de l’architecture pédagogique des filières à accès ouvert de l’enseignement supérieur qui prévoit notamment le remplacement de la Licence par le Bachelor, le renforcement des soft skills et l’orientation active que j’ai déjà citée.
L’orientation post-bac est un défi de taille pour le Maroc en matière d’enseignement supérieur, car hormis les 15% d’étudiants qui rejoignent les filières à accès régulé, l’écrasante majorité de ceux-ci atterrissent, si je puis dire, « sans boussole » dans les filières à accès ouvert.
Quel sont les avantages du retour aux langues étrangères dans l’enseignement des matières scientifiques ?
Nous vivons incontestablement à l’heure de la société du savoir, du capitalisme cognitif, de l’omniprésence des technologies et du digital. Avec quelle langue comptons-nous aborder ce monde qui nous condamne à être intelligents ? Telle est la question de fond. Ceux qui ne maîtrisent pas le numérique aujourd’hui seront les analphabètes de demain. Les défis technologiques qui nous attendent exigent que nous formions de plus en plus de scientifiques, et des scientifiques de haut niveau. Mais de quelle relève scientifique parle-t-on pour notre pays alors que nous voyons chaque année plus de 30% de nos bacheliers scientifiques s’orienter vers des filières universitaires en langue arabe, notamment en Droit et en Sciences Humaines ? Résultat : une désertification croissante de nos filières scientifiques, qui n’accueillent plus actuellement que 12 % de nos étudiants. Voilà ce que nous coûte la fracture linguistique entre le secondaire et le supérieur. Et tandis que nous nous débattons dans des controverses obsolètes et complètement dépassées d’enseignement en arabe ou en français des matières scientifiques, de nombreux pays à travers le monde en sont à enseigner le code informatique, véritable langue universelle actuelle, aux élèves de maternelle !
Sans compter que la généralisation des langues étrangères dans l’enseignement des matières scientifiques n’est ni plus ni moins qu’un impératif de justice sociale, puisque nous savons tous que la fracture linguistique pénalise davantage les élèves issus des milieux modestes, qui étudient dans les établissements publics. Les élèves plus aisés s’inscrivent quant à eux dans l’enseignement privé, qui leur dispense les bases linguistiques suffisantes pour réussir à l’université. Dès lors, notre système éducatif ne peut plus prétendre remplir sa vocation fondamentale d’ascenseur social.
Dans le cadre de la réforme du système éducatif, quelle place sera accordée à la motivation du personnel enseignant ?
Le personnel enseignant est la véritable clé de voûte de tout système éducatif. Victor Hugo disait des enseignants qu’ils sont « les jardiniers de l’intelligence humaine ». La mise en place d’actions en faveur de la motivation des enseignants est donc naturellement inscrite dans les priorités de la loi cadre sur l’éducation, et notre ministère travaille actuellement à élaborer une stratégie en ce sens, de même qu’un projet de révision du statut des enseignants est actuellement à l’étude, en collaboration avec les syndicats, qui prévoit de nouvelles dispositions. En outre, notre département, dans le cadre de sa politique de dialogue social, a toujours déployé, il faut le reconnaître, des efforts très conséquents pour prendre en charge les requêtes des enseignants.
S.M. le Roi Mohammed VI accorde un intérêt particulier à la formation professionnelle qu’il veut hisser à des niveaux d’excellence. Quels sont les axes majeurs du projet de réforme que vous avez récemment soumis au souverain?
En effet, la formation professionnelle est un puissant levier de croissance économique et un véritable facteur d’enrichissement de notre capital humain. Sous l’impulsion éclairée de Sa Majesté le Roi, qui suit ce chantier de très près, nous avons élaboré une feuille de route destinée à réformer ce secteur de façon à ce qu’il réponde mieux aux besoins en profils de notre secteur socio-économique ainsi qu’aux exigences du marché de l’emploi, notamment en matière de langues et de soft skills. Cela nécessite, comme le démontre l’expérience internationale, une implication effective des professionnels à tous les niveaux, de la conception des filières de formation à leur gestion en passant par la gouvernance des établissements. Dans le cadre de notre feuille de route, nous comptons déjà mettre à niveau l’existant en matière de formation professionnelle, mais à côté de cela nous lançons une nouvelle génération d’établissements multisectoriels, multifonctionnels et à vocation régionale, qui seront créés au sein d’écosystèmes judicieusement sélectionnés, afin que les interactions avec les professionnels et les bassins d’apprentissages soient permanentes. De cette façon, nous pourrons accorder une priorité absolue aux formations en alternance ou en apprentissage, les seules à même de permettre à l’apprenant une acquisition de compétences s’inscrivant dans la pratique réelle d’un métier.
Le grand défi qu’affronte le système éducatif national est sans conteste la restauration de la confiance dans l’école publique. Quels sont selon vous les préalables pour relever ce défi ? Quelques mots pour décrire l’école marocaine de demain…
Il va de soi que notre gouvernement est clairement appelé à accompagner et à soutenir financièrement la dynamique impulsée par notre ministère, qui porte sur tous les niveaux d’éducation et de formation, du préscolaire jusqu’à l’enseignement supérieur en passant par la formation professionnelle, et qui nécessitera plus de 10 milliards de DH par an.
En retour, d’année en année, de génération en génération, les résultats concrets seront au rendez-vous :
– Peu à peu tous les élèves bénéficieront de préscolaire,
– Peu à peu tout le corps enseignant aura bénéficié d’une sélection rigoureuse et d’une formation complète et exigeante de 5 ans.
– Peu à peu tous les établissements seront autonomes et dotés d’un projet d’établissement pour se développer qui leur est propre et sur lequel ils seront évalués.
– Peu à peu notre pays se rapprochera plus que jamais de cet idéal que tous les Marocains appellent de leurs vœux, celui d’une « École de l’Équité, de la Qualité et de la Promotion individuelle et collective ».
Nous vivons actuellement un tournant unique dans l’histoire de notre éducation puisque, pour la première fois, tous les facteurs propices au changement concordent : Sa Majesté le Roi Mohammed VI, que Dieu le glorifie, porte en personne ce chantier national et veille rigoureusement à son exécution, une loi-cadre régissant le système sera très prochainement votée, et tous les acteurs institutionnels et sociaux se sont engagés à s’impliquer de façon inconditionnelle afin que notre nation puisse enfin garantir à ses enfants une éducation de qualité.
Propos recueillis par Ahmed Zoubaïr